Chapitre X

Les enfants Baudelaire et Beauxdraps étaient assis sur le foin de la cabane, local nettement moins détestable qu’au début du présent récit. Grâce aux patins anticrabes, les crustacés n’étaient nulle part en vue. Grâce au sel, les moisissures coulantes étaient réduites à l’état de croûtes beiges, certes assez peu réjouissantes à voir, mais qui ne larguaient plus de gouttelettes douteuses avec des plop suggestifs. L’arrivée du pseudo-Gengis ayant, hélas ! mobilisé les énergies, rien n’avait encore été fait pour ces murs verts à cœurs roses, mais, dans l’ensemble, la petite annexe était un peu moins montagne et un peu plus taupinière qu’à l’arrivée des enfants Baudelaire. La dire confortable et pimpante aurait été exagéré, mais pour une réunion de crise elle faisait parfaitement l’affaire.

Et crise il y avait, gravissime. Si Violette, Klaus et Prunille couraient le marathon toute la nuit, ils couraient à l’échec le lendemain. Ils allaient être bien trop fourbus pour briller en quoi que ce fût ; donc, c’était le renvoi assuré, et Gengis allait se charger d’eux à sa manière. À cette pensée, ils sentaient déjà ses vilaines pattes dans leur cou. Quant à Isadora et Duncan, ils se tourmentaient si fort qu’eux aussi avaient l’impression de sentir ses griffes sur leur nuque. Pourtant ils n’étaient pas directement menacés – du moins ils ne croyaient pas l’être.

— Trop bête qu’il nous ait fallu tout ce temps pour deviner ce que tramait ce monstre ! enrageait Isadora, feuilletant son gros carnet noir. Duncan et moi, pourtant, on a fait des tonnes de recherches. Mais franchement, on n’avait aucune idée…

— Ce n’est pas ta faute, tu sais, la consola Klaus. Le comte Olaf, nous trois, on a déjà eu affaire à lui pas mal de fois. Et c’est toujours pareil : impossible de lire dans son jeu, tellement ses coups sont tordus.

— Précisément, expliqua Duncan, ce qu’on essayait de faire, Isadora et moi, c’était retracer tout le passé du comte Olaf. À la bibli, il y a une sacrée collection de vieux journaux, et on s’était dit qu’en décortiquant ses anciens coups tordus, on arriverait peut-être à démêler en quoi consistait celui-ci.

Klaus parut songeur.

— Pas bête, comme idée. Jamais pensé à ça.

— Pour commencer, on s’est dit que Face-de-rat avait sûrement commis des méfaits avant de vous connaître, poursuivit Duncan, alors on a cherché dans les faits divers. Seulement, c’est assez compliqué de le repérer dans la presse parce que, comme vous le savez, il change de nom à chaque fois. N’empêche, on a quand même trouvé, dans La Gazette de Bangkok, un malfrat qui correspond bien à sa description. Arrêté pour avoir étranglé un évêque, évadé de prison dix minutes après y être entré.

— Ça lui ressemble drôlement, dit Klaus.

— Et aussi, dans Le Courrier de Vérone, on a trouvé l’histoire d’un bonhomme qui a précipité une veuve très riche du haut d’une falaise. Il avait un œil tatoué sur la cheville, mais il a échappé à la police. Mais surtout, dans un grand quotidien de votre ville, on a trouvé un article…

— Navrée de vous bousculer, coupa Isadora, mais je crois qu’il vaudrait mieux laisser le passé de côté et nous occuper un peu du présent. L’après-midi ne va pas être éternel, il nous faut un plan d’action.

Klaus se tourna vers sa sœur aînée, silencieuse depuis quelques minutes.

— Tu dors à moitié ? Ou aux trois quarts ?

— Pas du tout. Je me concentre. J’essaie de trouver comment fabriquer les agrafes de Prunille. Le problème, c’est de tout faire à la fois : les agrafes et les révisions pour le contrôle de demain. Depuis huit jours, j’ai dû prendre quatre notes sur les histoires de Mr Rémora. Je vois mal comment je pourrais répondre à toutes ses questions.

Duncan dégaina son carnet vert.

— Pas de problème ! Moi, j’ai tout noté en entier, jusqu’au détail le plus barbifiant. D’accord, j’écris en abrégé, mais c’est quand même facile à lire.

Isadora brandit son carnet noir.

— Et moi, j’ai tout noté aussi sur les objets de Mme Alose, longueur, largeur, profondeur, diamètre et tutti quanti. Tu n’auras qu’à potasser mes notes, Klaus ! Et Violette potassera celles de Duncan.

— Merci, c’est gentil, répondit Klaus. Il y a juste un détail qui coince. Gengis va nous faire courir toute la nuit. Potasser, on n’aura jamais le temps.

— Tracour, fit Prunille, autrement dit : « Tout le problème est là. L’entraînement dure jusqu’à l’aube, et le contrôle a lieu demain matin aux aurores. »

— Si seulement on pouvait se faire aider par l’un des plus grands inventeurs du monde ! soupira Violette. Je me demande bien ce qu’aurait fait Léonard de Vinci à notre place.

— Ou se faire aider par l’un des plus grands journalistes du monde, soupira Duncan. Je me demande bien ce qu’aurait fait Jack London.

— Et moi, ce qu’aurait fait le grand poète lord Byron, soupira Isadora.

— Et moi, ce qu’aurait fait Hammourabi, soupira Klaus. C’était un roi de Babylone, mais aussi l’un des plus grands chercheurs de tous les temps.

— Reukin, soupira Prunille, et elle serra les dents, pensive.

— Qui sait ce qu’auraient fait ces gens ou ce squale, à notre place ? dit Violette. Qui peut savoir ce qu’ils auraient fait, s’ils avaient été dans nos baskets ?

Et là, Duncan fît claquer ses doigts. Pas pour appeler un serveur ni pour marquer le tempo d’une samba, mais parce qu’il lui venait une idée.

— Dans nos baskets : ben voilà !

— Voilà quoi ? demandèrent en chœur Violette, Klaus et Isadora.

— Abouka ? demanda Prunille, mais sa voix fut couverte par les trois autres.

— Une idée, répondit Duncan. C’est toi qui viens de me la souffler, Violette, avec ton histoire de baskets. Si on se mettait dans vos baskets, justement, Isadora et moi ? À votre place, autrement dit ? Ce soir, pour l’entraînement ? À condition de nous déguiser un peu – de nous déguiser en vous –, je suis sûr qu’on doit pouvoir prendre votre place. Et vous, pendant ce temps-là, vous pourrez bûcher pour le contrôle de demain !

Klaus leva les sourcils.

— Vous déguiser en nous ? Tu crois que vous nous ressemblez ?

— Et alors ? Il fera noir. On vous a regardés courir, toutes ces nuits. Je peux te dire, tout ce qu’on voyait, c’était deux vagues silhouettes qui se déplaçaient et une troisième, minuscule, qui se traînait par-derrière.

— Exact, confirma Isadora. Si tu me passes ton ruban, Violette, et si Duncan prend les lunettes de Klaus, parions qu’on vous ressemblera assez pour que Gengis n’y voie que du feu.

— On peut même échanger nos baskets, proposa Duncan. Pour que le bruit soit tout à fait le même.

— Oui, mais… et Prunille ? objecta Violette. Je vois mal comment deux personnes pourraient se déguiser en trois.

Les enfants Beauxdraps s’assombrirent.

— Si seulement Petipa était là, murmura Duncan. Je suis sûr qu’il aurait été prêt à se déguiser en bébé. Du moment que c’était pour rendre service…

— Et pourquoi pas un sac de farine ? suggéra Isadora. Prunille est à peu près du même format ; sans vouloir te vexer, Prunille.

— Denada, fît Prunille, l’esprit large.

— Un sac de farine, enchaîna Isadora, on doit pouvoir piquer ça aux cuisines, derrière le réfectoire. On n’aurait plus qu’à le traîner derrière nous en courant. De loin, ça devrait ressembler suffisamment à Prunille pour donner le change sans problème.

Mais Violette hésitait.

— Ça me paraît bien risqué, quand même. Si ça rate, bonjour les dégâts ! Et pas seulement pour nous : pour vous deux tout pareil ! Oui sait ce que Face-de-rat est capable de vous faire ?

Cette grave question, par la suite, les orphelins Baudelaire devraient se la poser bien des fois. Mais les enfants Beauxdraps la balayèrent d’un revers de main.

— Vous en faites pas pour ça, dit Duncan. L’important, c’est de vous tirer de là. Risqué, ça l’est, d’accord. Mais quelqu’un a une meilleure idée ?

— Non, et le temps manque pour en chercher une autre, ajouta Isadora. Je dirais même : on ferait bien d’aller piquer ce sac de farine rapidos, si on veut arriver à l’heure en classe.

— Sans oublier un bout de Ficelle, rappela Duncan, pour traîner ce sac derrière nous.

— Et moi, dit Violette, il faut que je déniche en plus deux ou trois matériaux, pour mon truc à fabriquer des agrafes.

— Nidop, conclut Prunille, autrement dit : « Exécution ! »

Les cinq enfants ressortirent de la cabane et retirèrent leurs patins à bruit, contre-indiqués pour une opération chapardage. Ils traversèrent la pelouse en direction du réfectoire, les jambes molles et le cœur battant la chamade, comme lorsqu’on n’en mène pas large. Et le fait est qu’ils n’en menaient pas large. D’abord parce qu’ils n’étaient pas censés s’introduire dans les cuisines, et encore moins y chiper des choses ; mais aussi, tout simplement, parce que leur plan était risqué.

C’est une sensation déplaisante que de ne pas en mener large, et je ne souhaite à personne d’en mener aussi étroit que les cinq orphelins, ce jour-là, à l’approche du réfectoire. Pourtant, autant le dire tout de suite, ils en menaient trop large encore. Oh ! pour leur petit cambriolage, pas de problème ; d’ailleurs ils ne furent pas pris.

Non, c’est pour la suite de leur plan qu’ils auraient dû en mener moins large – et réfléchir à ce qui allait se passer, le soir, quand la piste luirait vert sur la pelouse assombrie. Ils auraient dû en mener dix fois moins large encore, et trembler en songeant à ce qui allait se passer lorsque chacun serait dans les baskets de l’autre.

 

Piège au collège
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